Du 20 mars au 25 juin 2024, l’artiste plasticienne et scénographe Ingrid Buffetaud s’est rendue à raison d’une demi-journée par semaine à la clinique Marie Savoie au Cateau Cambrésis (59) dans le cadre de Plaines Santé. L’artiste a proposé une installation aux allures d’atelier où le ciel est donné à voir à travers des images et témoignages collectés. Interview.
Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Je m’appelle Ingrid Buffetaut, je suis artiste plasticienne et scénographe, diplômée de l’école des arts décoratifs de Paris. Mais dans le cadre de Plaines Santé, j’ai proposé un projet qui s’apparente davantage au domaine des arts visuels.
Peux-tu nous parler de ton approche de manière générale ?
En termes de création, je suis sur le dessin et l’espace, d’où ma double casquette d’artiste plasticienne et de scénographe. Comment le public peut se mouvoir au sein de l’œuvre ? Comment il se déplace avec une œuvre ? Ce sont des questions qui m’intéressent dans mon travail de scénographe. Je travaille principalement pour le spectacle vivant et parfois pour des expositions. En ce qui concerne le dessin, j’ai une pratique très académique, mais j’aime opérer un twist parfois en me focalisant un détail précis dans l’image. Je peux parfois garder uniquement un détail et effacer tout le reste. J’ai un intérêt pour les choses très ordinaires. Je me questionne aussi beaucoup sur comment aller chercher le regard des autres et comment comprendre ce regard.
Qu’est-ce-qui t’a amené à candidater à Plaines Santé ? Qu’es-tu venu « chercher » ?
J’ai tout de suite pensé au projet « C’est quoi le ciel ? ». J’avais envie de rencontrer des personnes que je n’aurais pas pu rencontrer dans des lieux dédiés comme une galerie. J’ai envie de croire que l‘art contemporain ne s’intéresse pas qu’aux regards des élites. Chaque regard compte. Il faut casser les barrières. Avec « C’est quoi le ciel ? » ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je sors des lieux type galerie, je préfère le déployer dans des évènements culturels. Mais c’était la première fois en milieu hospitalier.
Est-ce que tu avais déjà travaille avec des personnes empêchées ?
Non, c’était la première fois et ce fut une vraie découverte. Mais j’ai été très bien accompagnée pour cela, que ce soit par le BIP ou par les équipes de l’hôpital.
On en a déjà un peu parlé, mais tu as proposé l’installation participative « C’est quoi le ciel ? » : pourquoi celui-ci ?
Pour aller à la rencontre d’un nouveau public mais aussi car c’est un projet malléable, léger, facile à déployer dans des lieux très différents.
Peux-tu nous parler des prémices de ce travail : comment est né ce projet ?
J’ai commencé ce projet en 2018. C’était mon projet de diplôme. A l’école, on a dû travailler pendant un an sur un projet de création. Nous étions seuls, en autonomie, et en dialogue avec nos professeurs. Parfois j’étais un peu perdue dans mes recherches. On nous avait demandé de partir d’un texte. J’avais choisi L’étranger, de Camus, qui est un de mes livres préférés. On pouvait s’éloigner du texte d’ailleurs au fur et à mesure, et c’est d’ailleurs ce que j’ai fait. Je me suis beaucoup éloigné. Mais au début de la recherche, je suis partie de l’idée que je n’arrivais pas beaucoup à communiquer avec mes professeures. Et dans un élan très dramatique j’ai conclu que l’on ne pouvait pas se comprendre entre êtres humains. Puis, j’ai tourné ça en : c’est difficile d se comprendre mais on peut s’en rapprocher le plus possible. C’est ainsi qu’est venue l’idée de faire réagir des personnes sur un même élément, un élément que l’on a en commun comme le ciel, et de découvrir qu’on y met tous quelque chose de différent. Le ciel était un élément pratique car il revêt plein de significations, d’interprétations, d’approches. C’est un projet porté non pas sur le ciel, mais sur la multitude de regards qu’on porte sur le ciel.
Comment l’as-tu mis en place dans le cadre de Plaines Santé ? As-tu travaillé avec les équipes soignantes pour cela ?
J’étais très autonome. J’avais pensé le dispositif en déambulation. Je me promenais et j’allais à la rencontre des gens avec pour seule limite de ne pas aller en chambre. Je trouvais cela trop intrusif. Et puis, j’ai installé une exposition permanente mais évolutive dans les couloirs. A chacune de mes venues, j’ajoutais des éléments : des textes collectés dans les sessions précédentes et des images du ciel imprimées sur des grands voiles. Je voulais aussi leur offrir une respiration à travers cette installation. La lecture peut rebuter, en plus les textes sont écrits assez petits. Alors si les patient.e.s ne voulaient pas lire, ils et elles pouvaient venir pour regarder le ciel. Les patients venaient me parler, cela attisé leur curiosité. Ils et elles me reconnaissaient car les personnes sont souvent hospitalisées sur du temps long.
D’un autre côté, j’ai aussi fait des ateliers avec l’art thérapeute de la clinique. Nous avons mixé nos pratiques pour proposer des temps de création aux patients.
Et puis pour finir, hier d’ailleurs, nous avons organisé une restitution. J’ai rassemblé tous les témoignages dans une exposition et j’ai réalisé une édition papier pour que les personnes gardent une trace.
Comment ont réagi les patients ?
Ce n’est pas toujours évident de faire sortir les gens de leur chambre. Je me suis rendue compte qu’il y avait beaucoup d’actions proposées au sein de la clinique mais que peu de gens y vont. Parmi les gens que j’ai rencontré, il y en a eu a qui cela a parlé fort, et d’autres pas du tout. Mais c’est toujours comme ça. Pour certaines personnes, leur manque d’estime de soi rendait la prise de parole difficile. Pour d’autres, il était trop douloureux d’évoquer le ciel car cela les ramenait à des êtres chers disparus. Mais globalement, ce fut bien accueilli. Certains étaient très volontaires, voire ont participé plusieurs fois. Certains se sont appropriés le dispositif et ont posé leurs propres conditions : ils ne voulaient pas être enregistrés mais ont préféré écrire des poèmes. Lors de la restitution, une personne m’é écrit un mot où j’ai pu lire « Merci de nous avoir permis de nous exprimer librement ». C’était chouette car c’était le but !
Parmi les intentions que tu as mises dans cette installation, il y a la volonté de « pousser les participantes et les visiteurs à s’intéresser au regard de l’autre ».
Est-ce que cela a fonctionné ?
Je ne sais pas si les gens en ont beaucoup discuté entre eux. Mais cela a créé des formes de curiosité : en lisant les textes, les personnes essayent de reconnaître qui avait pu les écrire. Les hospitalisations sont longues dans cette clinique, alors tout le monde a le temps de se connaître un peu. Une fois aussi je discutais avec un patient et à la fin il m’a dit : « Et pour vous, c’est quoi le ciel ? ».
Tu as écrit aussi au sujet de cette installation vouloir leur faire « prendre conscience de la particularité de leur regard et de leur légitimité en tant que spectateurs et spectatrices. » Est-ce qu’il y a aussi une volonté de démocratiser l’art contemporain ? et pourquoi ?
J’ai une formation en art, or je ne me sens pas particulièrement faire partie du monde l’art contemporain car je ne suis pas représentée par une galerie par exemple. Et au fond, j’aimerais l’être. Mais je me sens encore en dehors. Ce projet s’adresse à des personnes qui ne se sentent pas légitimes à donner un avis sur l’art. Ok, l’art est une expérience esthétique en premier lieu, une relation très individuelle du spectateur à l’œuvre. Mais je voulais aussi leur dire que leur regard fait œuvre, il fait même partie de l’œuvre. C’est ma manière de leur dire que chaque regard est intéressant.
Est-ce que tu as pu avoir des discussions au sujet de l’art avec les patients par exemple ? Si oui, une anecdote ?
Non. Nous n’en avons pas parlé frontalement. On a parlé du ciel sans aller au-delà. Je ne voulais pas forcément aborder ce sujet de manière directe car les gens se ferment. C’était une invitation un peu cachée à réfléchir à ces notions.
Et toi, qu’est-ce que tu as découvert suite à cette expérience ? En tant qu’artiste, est-ce que cela est venu te questionner sur de nouveaux champs ? Est-ce que cela t’a bousculé à certains endroits ? conforter dans d’autres ?
Cela m’a conforté dans l’idée que ce projet parle à des gens, qu’il fonctionne. Ensuite, j’ai trouvé que l’exposition temporaire était aussi un bon moyen de les aborder, et de les faire venir à leur guise, pour lire ou pour regarder. Mais le point de ce projet qui reste le plus à travailler est sur le fait de faire participer les gens. Il y a encore des barrières. La question est très vaste donc pas toujours facile.
Si tu devais refaire Plaines Santé, qu’est-ce que tu garderais et qu’est-ce que tu changerais ?
J’ajouterais plus d’activités annexes pour amener les gens à participer. Je me suis concentrée sur la déambulation dans la clinique, c’était bien, mais je pense que des ateliers dessin ou peinture autour de la thématique du ciel auraient pu alimenter l’installation.
Je garderai l’édition papier car j’ai trouvé ça bien que les participants puissent repartir avec quelque chose.
Antoine Besoin, responsable des soins à la clinique Marie Savoie
La clinique Marie Savoie participe pour la première fois à Plaines Santé. C’est un établissement de réhabilitation psycho-sociale et professionnelle qui reçoit des patients avec des troubles psychiques stabilisés. Pendant 10 mois d’hospitalisation complète, les patients sont accompagné.e.s dans un projet personnel ou/et professionnel pour retrouver leur autonomie.
C’est votre première participation à Plaines Santé, pourquoi avez-vous souhaité participé ?
Disons que l’offre a créé le besoin. Quand l’appel d’offre a été publié, notre Directrice nous la transmis et nous avons candidaté. On ne s’imaginait pas être sélectionnés et puis la bonne nouvelle est arrivée. Nous avons réussi à mobiliser les équipes qui ont choisis 3 propositions artistiques dont celle d’Ingrid Buffetaut, C’est quoi le ciel ?
Justement, il y a peu d’artistes visuels qui participent à Plaines Santé. En quoi cette proposition vous semblait intéressante pour vos patients ?
En faisant nos choix, nous essayions de nous projeter dans ce que cela pourrait donner dans un lieu de soin. Ce n’est pas un lieu anodin. On voulait quelque chose de vivant. L’exposition permanente et évolutive nous semblait intéressante. Nous étions curieux de voir la réception des patients.
Et donc, quels retours de la part des patients ?
L’émotion qui est ressorti le plus était l’intrigue. Ils venaient me voir en me demandant : « c’est quoi ça ? », « pourquoi ? », « qui est responsable de ça ? », « qu’est-ce que cela signifie ? ». Puis ils ont compris et ont adhéré. Ils trouvaient que c’était bien de partir d’une chose abstraite comme le ciel, et d’aller vers du personnel.
Concernant les personnes qui ont participées aux enregistrements, elles ont d’abord été gênées, puis finalement elles ont réussi à se prêter au jeu pour finir par être fières de voir leurs témoignages accrochés au mur.
Et vous, avez-vous observé des effets sur vos patients ?
C’est un bon complément au soin. Nous menons déjà des activités artistiques avec nos patients. Ils et elles participent à des ateliers externes de poterie, craies grasses et aquarelles. Ils y font ce qu’ils veulent. Là, on était guidé par la proposition d’Ingrid. Il a fallu se concentrer, faire travailler la mémoire et la lecture. Ce sont des compétences que nous ne mobilisons pas dans les autres médiations artistiques.
Propos recueillis par Sidonie Hadoux