«Les gens qui viennent acheter des fleurs sont des gens habités»

Saison : 2024/2025 - Artistes : Club•e sensible - Établissements : Centre Hospitalier de Douai

Dans le cadre de Plaines Santé, la compagnie Club.e sensible investit les services du Centre Hospitalier de Douai afin d’offrir aux patients et patientes un bouquet de poésie.

Des images de bouquets de fleurs jonchent le sol du service gériatrique du Centre Hospitalier de Douai. Dans le couloir attenant, une dame en déambulateur avance prudemment accompagnée de sa fille. « Il y a de la place ici devant », indique une professionnelle en blouse blanche. La dame s’installe un grand sourire aux lèvres. On ferme les portes des couloirs.

Carine Goron, metteuse en scène et comédienne, présente ce que le public s’apprête à entendre : « J’ai mené des interviews avec des fleuristes à partir desquelles une autrice a écrit un monologue. C’est Marie Filippi, comédienne, qui va vous l’interpréter aujourd’hui ».

La pièce commence

Pivoines, tulipes, marguerites, bouquets, fougères, myosotis, violettes.
Mise à l’eau. Laver les vases. Regarder les fleurs coupées. Etaler les fleurs.
Bouquet fous, ronds, gerbes monumentales, picturales, modernes, minimalistes.

Pendant 25 minutes, le monologue entraîne le public dans les réflexions d’une fleuriste, emportée, habitée, par sa passion, sa boutique et ses clients. A la fin de la pièce, Marie offre l’image d’un bouquet à chaque personne du public.

« J’aime beaucoup les fleurs, commente Odette en regardant son illustration. J’ai un bouquet dans ma chambre à l’hôpital. Il m’a été offert par mes petits et arrière-petits enfants. J’ai retiré au fur et à mesure les fleurs fanées. Il ne me reste plus qu’une fleur blanche et une tige jaune mais je le garde encore comme ça. Pour qu’il reste le plus longtemps possible avec moi ». A sa droite, Denise ne décolle pas les yeux de sa peinture : un bouquet de mimosas. « C’est très beau, mais ça ne pousse
pas ici, ça pousse du côté de Menton ».

Jean est resté silencieux, pensif. Quand on lui demande s’il aime les fleurs, il revient à lui : « Oui, dit-il doucement, mais ça dépend lesquelles. Il marque un temps de pose. J’aime celles cueillies sur les bords de chemin. Je crois que je n’aime pas beaucoup les bouquets. Une fleur toute seule, ça me suffit déjà amplement. »

Interview croisée de Carine Gorion, metteuse en scène, et Marie Filippi, comédienne

 

Carine, peux-tu expliquer la genèse du projet ? Comment t’est venue l’idée de travailler autour des fleuristes ?
J’avais envie de travailler sur les fleurs. C’est une envie assez personnelle : ma grand-mère était fleuriste, et je crois que j’ai une passion pour ce métier. J’aime entendre les gens parler de leur travail, de leurs gestes, de la relation entre ce qu’ils font, ce qu’ils sont, et les personnes qu’ils rencontrent.

Tu avais des inspirations particulières ?
Oui, je suis assez fan du réalisateur Alain Cavalier, qui a réalisé une série documentaire sur des métiers. Ça m’a inspirée. Je me suis dit que j’aimerais faire quelque chose de similaire au théâtre, sans pour autant copier ce qu’il a fait.
Et puis j’adore l’écriture de Milène Tournier.

Milène Tournier est l’autrice du texte, qu’est-ce que tu aimes dans son écriture ?
Milène écrit en marchant dans la rue, sur son téléphone. Dans ses textes, on sent vraiment le rythme de la marche. Ça impose un flot, une rapidité, un souffle que j’adore. J’aime aussi prendre des sujets très quotidiens et essayer de les transcender par l’art et la littérature.

Tu pars donc plutôt du réel, de la rencontre ?
Oui, tout à fait. J’adore rencontrer des gens, les interviewer. Je préfère partir d’une matière vivante, d’un échange, plutôt que d’un texte théâtral déjà existant.

Est-ce que tu qualifierais ça de théâtre documentaire ?
Oui, complètement. C’est du théâtre documentaire, mais sans trahir ou voler la parole des gens. On utilise une matière vivante, transformée ensuite par l’autrice.

D’où est venue l’envie de présenter cela dans le cadre de Plaines Santé ?
J’ai imaginé une forme monologuée, très proche des gens. Je voulais créer un objet théâtral en grande proximité. Le texte commence presque comme une discussion, une confession. Puis, il se transforme, notamment grâce à l’interprétation de Marie, à la musique, et à la relation qui se crée avec les spectateurs. Et je crois que le monde des fleurs, de l’offrande, des rituels, a un lien profond avec l’univers médical et hospitalier. Les gens nous racontent souvent les fleurs qu’ils ont reçues ici. Les infirmières cherchent toujours des vases, de l’eau, des contenants pour ces bouquets. Les hôpitaux ne sont pas pensés pour ça, alors on coupe des bouteilles en plastique, on improvise. Et ça donne lieu à des discussions très concrètes… mais où naît aussi une certaine poésie.

 

 Est-ce que tu vas continuer cette série avec d’autres métiers ?
Je vais interviewer des femmes qui sont célébrantes ou cérémoniantes pour des cérémonies funéraires. Je travaille sur les rites alternatifs, sur la manière de repenser les cérémonies laïques. Et je continue aussi à interviewer, notamment dans le cadre des 10 impromptus hospitaliers. Entre les représentations, on va à la rencontre d’aides-soignantes, on recueille leurs paroles sur leurs pratiques. Elles viennent assister aux représentations quand elles peuvent, parfois entre deux services. Ça crée de la porosité entre les équipes, les services.
Et puis c’est une autre manière pour eux de se raconter, souvent dans l’anonymat, dans les couloirs, pendant les pauses café. On rencontre des soignantes de tous les âges. C’est un échange humain très riche. Mylène écrira aussi un texte autour de ça.

Marie, est-ce que tu avais déjà joué cette forme dans d’autres circonstances avant ?
Oui, on l’a jouée pour la toute première fois dans le cadre d’une commande pour un festival qui s’appelait La beauté du geste, au théâtre de Brétigny, en région parisienne. Je l’ai aussi jouée une fois en appartement. Dès le début, on a pensé cette forme pour qu’elle puisse s’adapter à différents types de représentations, en théâtre ou hors les murs.

Tu la joues désormais devant des patients dans un centre hospitalier, comment tu vis cette expérience ? Comment ça se passe pour toi ?
Je pense que ça prend tout son sens ici. C’est un texte qui parle du cœur de la vie, de ce à quoi on peut être confronté : la douleur, la joie, les grands moments. La fleuriste dont il est question dans le texte voit passer une grande diversité d’humanité, des gens très chargés émotionnellement. À l’hôpital, c’est exactement ce qu’on retrouve : les patients, les soignants, les familles traversent toutes sortes de situations, parfois très dures, parfois joyeuses. Et ça résonne très fort ici.

Tu arrives à percevoir ce qui se passe dans le regard des gens pendant que tu joues ?
Oui, même si je suis dans une grande concentration, parce que jouer dans un lieu non dédié demande beaucoup d’attention. Il y a les allées et venues des soignants, des bruits, des interruptions possibles… On est dans un lieu de travail, un lieu de soin, pas un lieu fait pour le théâtre. Il faut s’adapter à ça. Mais je suis toujours dans le regard des gens, parce que j’adresse le texte directement, yeux dans les yeux. Et je vois énormément d’émotion. Chez les très jeunes comme chez les personnes très âgées. Ils reçoivent la poésie comme si elle faisait partie de leur propre vie.

Est-ce que jouer dans un lieu non dédié est plus compliqué que dans un théâtre classique ? Quelles difficultés rencontres-tu ?

Oui, parfois avec Karine, on se dit que c’est presque un tout autre métier. Les spectateurs ne sont pas venus pour voir du théâtre. Ils sont là pour se faire soigner, pour travailler, pour accompagner un proche. Le théâtre arrive un peu comme un hasard dans leur journée. Donc nous, comédiens, on doit accepter d’être un “en plus” pas l’essentiel. Il faut proposer quelque chose malgré cela, et donc se décaler. La concentration est essentielle. Par exemple, on a joué dans des salles de soins intensifs, avec des patients en train d’être pris en charge, entourés de soignants. Le texte doit exister malgré ça. Il faut réussir à créer une bulle, tout en étant dans le partage. C’est un équilibre très particulier.

Est-ce que tu as eu des retours de la part des patients ?
Oui, beaucoup. Un patient à qui j’ai lu le texte à son chevet m’a dit : « Je n’avais jamais vu quelqu’un faire ça dans ma vie. » D’autres m’ont dit qu’ils avaient oublié leur réalité pendant quelques minutes, qu’ils étaient “partis” avec moi. C’est pour cela aussi que Karine a choisi une forme à la fois documentaire et poétique : pour emmener les gens ailleurs, au-delà du réel. La poésie permet ce décalage, et c’est aussi ce qui m’amène à un jeu de comédienne qui dépasse le réel, avec une sorte de logorrhée qui se transcende elle-même. Ce n’est pas juste une histoire racontée ici et maintenant. Il y a une musicalité, une énergie qui me porte, pour que les gens voient aussi quelqu’un se dépasser dans sa parole, pendant une demi- heure, dans un acte poétique à l’hôpital.

Qu’est-ce que cette expérience t’a apporté personnellement, en tant que comédienne ?
Oui, j’avais déjà travaillé en milieu hospitalier, mais avec des formes très différentes. Ce que je trouve génial ici, c’est qu’avec Karine, on continue à chercher la justesse artistique, malgré la difficulté du contexte. On travaille encore, on explore, on se fait des retours après chaque représentation. Pour moi, c’est un vrai perfectionnement dans mon rapport aux gens, au public, et dans ma manière de porter un texte exigeant. Il faut réussir à traverser ce texte malgré des conditions parfois très difficiles émotionnellement. On est parfois face à des personnes en état très grave. Il faut aussi gérer ça, humainement. C’est une épreuve de gestion émotionnelle.

Propos recueillis par Sidonie Hadoux

Photographies: Gabriela Téllez